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Tout commença au chapitre qui avait normalement lieu tous les matins à l’abbaye bénédictine Saint-Pierre-et-Saint-Paul, le trentième jour de juillet de l’an de grâce 1139, avant-veille de la fête de Saint-Pierre-aux-liens, fête solennelle, importante et profitable pour la maison qui portait son nom ; et le travail de routine de cette réunion matinale avait été entièrement consacré aux mesures à prendre pour qu’elle fût dignement célébrée ; quant aux problèmes mineurs, eh bien ils attendraient.

Le monastère, pour lui donner son nom complet, avait deux saints patrons, mais on avait tendance à négliger saint Paul, qu’on omettait même parfois des documents officiels ou qu’on abrégeait tant qu’il en disparaissait presque. Le temps c’est de l’argent, et les clercs trouvaient fatigant d’écrire cette dénomination entière jusqu’à vingt fois peut-être dans un seul document. Cependant, quand l’abbé Radulf avait pris en main les destinées de ce vaisseau claustral, ils avaient dû changer d’attitude, car il ne tolérait pas le moindre laisser-aller, et il veillait à ce que son équipage soit aussi méticuleux que lui.

Frère Cadfael s’était rendu au jardin clos dès avant Prime, pour observer, approbateur, la floraison de ses pavots d’Orient et pour s’assurer du moment où il faudrait songer à ramasser les graines. On était au coeur de l’été et les récoltes promettaient d’être riches ; le printemps, en effet, avait été doux et humide après des chutes de neige en son début ; juin et juillet avaient été chauds et ensoleillés, accompagnés de quelques pluies en guise de dédommagement pour que les feuilles restent vertes et les fruits prometteurs. Le foin était rentré, et emplissait les greniers ; le blé paraissait prêt pour la faucille. Le royaume odorant de Cadfael, rafraîchi par la rosée de l’aube, commençait à se réchauffer au soleil levant et exhalait ses parfums, lui faisant éprouver un plaisir que réprouve parfois l’Église, souvent hostile à cette pure joie sensuelle. Il y eut des moments où frère Mark, qui était jeune et lui tenait lieu de compagnon de travail dans ce champ délectable, avait cru de son devoir de faire figurer cette joie parmi ses péchés à la confession et il en avait humblement accepté le châtiment bénin qu’on lui imposait. Il avait des excuses, dues à son manque de maturité. De tels scrupules n’étouffaient pas Cadfael, qui lui avait plus de bon sens. Il faut savoir profiter des nombreux dons de Dieu, sous peine d’ingratitude.

Cadfael avait déjà travaillé deux heures avant Prime, et comme la foire de l’abbaye, qui monopolisait toute l’attention, ne le concernait en rien, il opinait du bonnet, comme à son habitude, à l’abri de son pilier, dans le coin le plus sombre de la salle capitulaire, prêt à s’éveiller sur-le-champ si on s’adressait inopinément à lui, et très capable de répondre d’une façon cohérente à ce qu’il n’aurait que partiellement saisi. Seize ans auparavant, en toute connaissance de cause, il avait choisi de prendre les ordres, décision qu’il n’avait jamais regrettée, après une vie d’aventures qu’il n’avait jamais regrettée non plus, et il était pratiquement impossible de le surprendre. Il avait cinquante-neuf ans, il avait accumulé d’innombrables expériences, et il avait encore la pugnacité d’un blaireau, et, selon frère Mark, les jambes aussi arquées que l’animal en question, mais frère Mark était un privilégié. Cadfael sommeillait, silencieux comme une fleur qui se referme la nuit, et il ne ronflait presque jamais ; la règle de saint Benoît lui avait permis de se faire sa propre discipline, une règle personnelle qui lui convenait parfaitement.

Il dormait probablement à poings fermés quand l’intendant chargé de la cour de la grange, après s’être dûment excusé, entra dans la salle capitulaire, attendant que l’abbé l’autorisât à parler. Il était sûrement réveillé quand l’intendant commença son rapport.

— Messire, le prévôt est dans la grande cour, avec une délégation de la Guilde des Marchands ; ils demandent un entretien. Ils disent que c’est important.

 

L’abbé souleva à peine ses sourcils gris acier, indiquant gracieusement qu’on introduise les notables de la ville. Les relations entre Shrewsbury, située d’un côté du fleuve et l’abbaye, située sur l’autre rive, si elles n’étaient pas vraiment cordiales – c’eût été trop demander vu le nombre de conflits d’intérêt en jeu – étaient correctes, et les escarmouches toujours empreintes d’une courtoisie prudente. Si l’abbé sentit qu’il y avait de l’orage dans l’air, il n’en montra rien. Cependant, se dit Cadfael, regardant le maigre visage taillé à la serpe et le regard vif de Radulf, il devait avoir sa petite idée sur la raison de leur venue.

Les dignitaires de la guilde représentaient la moitié des métiers de la ville, ils n’étaient pas moins d’une dizaine et formaient une phalange compacte conduite par le prévôt. Maître Geoffroi Corvisart était grand, massif, vigoureux ; il n’avait pas cinquante ans ; rasé de près, il frappait par sa vigueur et sa dignité. Les souliers et les bottes de cheval qu’il fabriquait comptaient parmi les plus beaux d’Angleterre ; il en était conscient ainsi que de sa propre valeur. Pour l’occasion il s’était mis sur son trente et un, et même sans sa longue robe qui par cette chaleur estivale lui aurait donné un avant-goût du purgatoire, il avait grande allure, ce qui était bien son intention. Bon nombre de ceux qui l’entouraient étaient connus de Cadfael : Edric Flesher, chef des bouchers de la ville, Martin Bellecote, maître-charpentier, Reginald d’Aston, l’orfèvre, tous gens importants. L’abbé, lui, ne le connaissait pas encore. Envoyé de Londres pour redonner de la vigueur à une maison provinciale qui se relâchait un peu, il n’était là que depuis six mois ; il avait encore beaucoup à apprendre sur les gens des Marches et, ayant l’esprit vif, il en était très conscient.

— Soyez les bienvenus, messieurs, dit-il avec affabilité. Parlez sans crainte, je suis tout ouïe.

Les dix s’inclinèrent gravement, se plantèrent solidement sur leurs jambes, comme à la bataille, le regard aigu, mais sur la réserve. L’abbé, à peu près dans les mêmes dispositions, leur prêtait courtoisement attention.

Un jour où on l’avait envoyé jouer les bergers, Cadfael avait vu deux béliers s’observer ainsi avant de s’affronter.

— Messire, commença le prévôt, comme vous le savez, la foire de Saint-Pierre commence après-demain et durera trois jours. C’est la raison de notre venue. Durant ces trois jours, toutes les boutiques en ville doivent rester fermées et on ne peut vendre que du vin et de la bière, qui se vendent librement sur le champ de foire de la première enceinte, si bien que personne en ville ne peut gagner un sou avec ça. Pendant ces trois jours, les plus commerçants de l’année, alors qu’on gagnerait gros en taxant les charrettes, les chevaux de bât et ce que transportent les piétons qui traversent la ville pour se rendre à la foire, nous n’avons le droit de lever aucun impôt, ni sur le pavage ni sur les murs car seule l’abbaye le peut. Les bateaux qui remontent la Severn pour transporter des marchandises s’amarrent à votre jetée et les droits sont pour vous. Pour nous, rien. Pour ce privilège, vous ne nous versez que trente-huit shillings que nous devons même aller chercher chez vos locataires en ville.

— Trente-huit shillings, un point c’est tout ! répéta l’abbé, toujours aussi calme et courtois, remontant à peine les sourcils. On a trouvé que c’était une somme honnête. Nous n’y sommes pour rien. Il me semble que vous connaissez les termes du contrat depuis un certain temps.

— Oui, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’ils nous écrasent ; mais un contrat est un contrat et on ne s’est jamais plaint. Que l’année soit bonne ou mauvaise, on ne nous a jamais augmentés. C’est dur pour une ville dont les finances ne sont pas brillantes de perdre trois jours ouvrables et les meilleures taxes de l’année. Même si vous n’étiez pas là, vous savez que l’an dernier Shrewsbury a été assiégée pendant plus d’un mois et l’assaut final s’est fait aux dépens des murs de la ville : les rues sont en mauvais état et malgré tous nos efforts, il y a encore beaucoup à faire. Cela revient cher après nos pertes de l’an passé. On n’a pas effectué la moitié des réparations et en ces temps troublés qui sait si nous ne subirons pas un nouvel assaut ? Ce sont nos rues qu’on empruntera pour votre foire, ce qui n’arrangera rien, d’autant que tous les bénéfices nous passeront sous le nez.

— Venons-en au fait, monsieur le Prévôt, le pria l’abbé, toujours aussi calme. Vous êtes venus nous demander quelque chose. Parlez sans détours.

— Très bien, père abbé ! nous pensons – et je parle au nom de toute la guilde des marchands et de la ville de Shrewsbury – que cette année la situation est particulièrement favorable pour demander à l’abbaye d’augmenter notre redevance, ou mieux encore et de loin, de nous reverser une partie des taxes sur les marchandises apportées à cheval, en chariot ou en bateau ; la ville utiliserait cet argent à réparer les murs. Vous bénéficiez de la protection que nous vous offrons ; il serait juste à notre avis que vous participiez à l’entretien de ses défenses. Le dixième des profits nous conviendrait à merveille et nous vous en serions très reconnaissants. Nous n’exigeons rien, nous en appelons à votre générosité. Mais nous considérons que cette somme ne serait que justice.

Radulf, maigre, majestueux, était assis très droit : il regardait gravement la phalange des solides bourgeois en face de lui.

— Est-ce l’avis de tous ?

— Oui, dit Edric Flesher sans y aller par quatre chemins. Et celui de tous les citadins dont beaucoup se seraient exprimés plus fermement que Maître Corvisart. Mais nous avons foi en votre compassion et attendons votre réponse.

Le léger brouhaha qui parcourut la salle capitulaire évoqua un grand soupir précautionneux. La plupart des moines, inquiets, écarquillaient les yeux, les plus jeunes s’agitaient et murmuraient, mais très prudemment. Robert Pennant, le prieur, qui espérait bien être abbé et que la nomination de cet étranger avait terriblement déçu gardait un calme ascétique ; on aurait dit qu’il priait ; il jetait à son supérieur des regards en coin entre ses paupières couleur d’ivoire ; et malgré son air bénisseur et compatissant, il lui souhaitait de commettre une erreur fatale. Le vieil Héribert qui naguère encore dirigeait la maison, et qui était rentré dans le rang, sommeillait dans un coin tranquille, heureux de ne plus avoir de responsabilités.

— Nous parlons, n’est-ce pas, du conflit entre les droits de cette maison et ceux de la ville, dit enfin Radulf, doucement et calmement. En l’occurrence qui peut décider ? Vous. Moi ? Sûrement pas ! il nous faut un juge impartial. Mais, messieurs, puis-je vous rappeler qu’une décision a déjà été prise il y a six mois, après le siège que vous évoquiez ? Au début de l’année, sa Majesté le roi Etienne a confirmé les documents anciens ainsi que les terres qui nous reviennent, les droits et privilèges qui sont nôtres depuis longtemps. C’est aussi valable pour la fête de notre saint patron, aux mêmes conditions. Pensez-vous qu’il aurait confirmé quelque chose qu’il n’aurait pas trouvé juste ?

— Pour parler franc, répliqua le prévôt avec chaleur, je n’ai pas supposé un seul instant qu’il s’agissait de justice. Je ne murmure pas contre la décision de sa Majesté, mais il est évident qu’il considérait Shrewsbury comme une ville hostile puisque FitzAlan, qui s’est enfui en France, a tenu le château contre lui pendant plus d’un mois. Mais nous en ville on n’a jamais eu voix au chapitre, et qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Le château a pris le parti de l’impératrice Mathilde, et il nous a bien fallu en supporter les conséquences, alors que FitzAlan est loin et hors d’atteinte. C’est ça la justice messire abbé ?

— Prétendriez-vous qu’en confirmant l’abbaye dans ses prérogatives, sa Majesté s’est vengée de la ville ? demanda l’abbé avec une douceur dangereuse.

— Je dis seulement que le roi ne s’est jamais préoccupé de la ville ni de sa situation, sinon il aurait fait des concessions.

— Bien ! Alors pourquoi ne pas vous adresser au shérif Gilbert Prestcote, qui a l’oreille du roi, plutôt qu’à nous ?

— On l’a fait, mais nous n’avons pas parlé de la foire. Et il n’appartient pas au shérif de céder une parcelle de ce qu’on a donné à l’abbaye. Vous seul le pouvez, père abbé, s’exclama Geoffroi Corvisart, qui s’avérait décidément aussi adroit que l’abbé à se garder des pièges du langage.

— Que vous a répondu le shérif ?

— Qu’il ne ferait rien tant que les murs du château ne seraient pas réparés. Il nous a promis de la main-d’oeuvre quand les travaux seraient terminés, mais c’est de l’argent et des matériaux qu’il nous faut et les hommes, on ne les aura pas avant un an. Comprenez-vous, mon père, pourquoi la foire nous gêne tant ?

— Nous aussi, nous avons nos priorités, tout comme vous, rétorqua l’abbé, après un long silence. Et dois-je vous rappeler que nos terres sont situées hors les murs, hors même la boucle du fleuve ? Double protection que nous n’avons pas. Est-il juste que nous payions un tribut sur ce qui ne nous concerne pas ?

— Pas toutes vos possessions ! riposta promptement le prévôt. Il y a en ville une vingtaine ou une trentaine de maisons qui dépendent de vous. Vos locataires et leurs enfants doivent patauger dans les mares des rues délabrées, et leurs chevaux comme les nôtres se cassent les jambes là où les pavés sont défoncés.

— Nous traitons bien nos locataires, nos loyers sont raisonnables et cela relève de notre responsabilité. Mais nous ne saurions être tenus pour responsables des destructions subies par la ville comme nous le sommes de celles de nos terres. Non, dit l’abbé, péremptoire, élevant la voix alors que le prévôt allait recommencer à discuter, en voilà assez ! Nous vous avons entendu et compris, et nous sympathisons. Mais la foire de Saint-pierre est un privilège accordé à notre maison en des termes que nous n’avons pas choisis. Je n’en hérite pas en tant que personne privée mais en tant que chef de cette maison, et pendant mon ministère je n’ai pas le droit d’en changer un iota. Ce serait faire injure au roi qui nous a confirmé ce droit, et à mes successeurs, car cela constituerait un précédent. Non, je ne vous donnerai rien des profits de la foire, et je n’augmenterai pas la redevance que nous vous versons. Pas plus que je ne partagerai les taxes sur les marchandises et les étals. Selon les documents tout nous revient.

Comme une demi-douzaine de bourgeois allaient protester contre ce renvoi abrupt, il se leva, la voix et l’oeil glacials.

— Le chapitre est clos.

Un ou deux membres de la délégation auraient bien essayé d’insister mais Geoffroi Corvisart voyait autrement la dignité des citoyens et la sienne propre. Et il savait mieux ce qui impressionnerait ou non cet homme austère et sûr de lui. Il s’inclina profondément, avec brusquerie et, tournant les talons, quitta la salle, suivi du même pas hautain, par ses compagnons vaincus, qui s’étaient repris.

Des baraques foraines apparaissaient déjà dans le grand triangle de la foire aux chevaux, et tout au long de la première enceinte depuis le port jusqu’à l’angle de la clôture, là où la route tournait vers Saint-Gilles et la chaussée royale qui conduisait à Londres. En aval on avait construit une nouvelle jetée en bois depuis le pont où commençait la berge longue qui bordait les grands jardins et les vergers de l’abbaye – cette terre riche qu’on appelait la Gaye. Par le fleuve, par la route, ou bien à pied, depuis la frontière du pays de Galles des commerçants faisaient leur apparition à Shrewsbury. Et tous les nobles du comté et des comtés voisins – hobereaux, chevaliers, francs-tenanciers – s’assemblaient dans la grande cour avec femmes et enfants et venaient s’installer dans l’hôtellerie pleine à craquer pendant les trois jours de la foire. Ils produisaient des biens de consommation, ou bien ils les brassaient, les tissaient et les filaient pour eux-mêmes toute l’année ; mais en cette occasion ils venaient acheter des vêtements luxueux, des vins fins, des conserves de fruits rares, des bijoux d’or et d’argent : bref tous les trésors qui apparaissaient pour la fête de Saint-Pierre-aux-liens pour disparaître trois jours plus tard. Des marchands des Flandres et même d’Allemagne se rendaient à ces grandes foires ; des bateliers transportaient des vins de France ; des tondeurs, munis de leurs ciseaux, arrivaient du pays de Galles ainsi que des drapiers avec des robes, justaucorps et autres chausses pour faire connaître la mode de la ville. Ceux qui étaient arrivés n’étaient pas encore légion, la plupart ne seraient là que le lendemain, veille de la fête, pour installer leurs baraques pendant ce long soir d’été et commencer à vendre dès potron-minet. Mais les acheteurs étaient déjà nombreux, soucieux de s’assurer un bon lit pendant leur séjour.

Quand Cadfael eut passé la Méole, après avoir quitté ses plantations de légumes pour vêpres, au terme d’une dure mais agréable après-midi de travail, la grange regorgeait de visiteurs, de domestiques et de palefreniers et le va-et-vient autour des écuries était incessant. Il resta un instant à regarder ce défilé et frère Mark, près de lui, était tout ébaubi, émerveillé par le jeu des couleurs et des reflets dans le soleil.

— Eh oui, dit Cadfael regardant avec philosophie et détachement ce qui émerveillait et excitait Mark : toute cette foule impatiente de faire des affaires.

Il observait attentivement son jeune ami qui n’avait pas vu grand-chose du train du monde avant de rentrer dans les ordres ; un oncle fort ladre qui, malgré son travail, lui pleurait son pain quotidien l’avait mis au couvent à seize ans sans lui demander son avis, et il venait à peine de prononcer ses voeux définitifs.

— Cela ne te donne pas envie de retourner dans le monde ?

— Non, répliqua Mark, serein. Mais c’est toujours agréable à regarder, tout comme le jardin quand les pavots sont en fleur. Ça ne me choque pas que les hommes essaient de mettre dans ce qu’ils font autant de formes et de couleurs que Dieu dans sa création.

Il y avait, c’est vrai, bien des êtres charmants, tout à l’honneur de Dieu, parmi les visiteurs qui circulaient entre la grande cour et les écuries, des jeunes femmes aussi vives et fraîches que des coquelicots, toutes roses d’excitation – ce qui les rendait encore plus jolies – et qui attendaient impatiemment cette grande occasion. Certaines montaient leur propre cheval, d’autres étaient en croupe derrière leur mari ou le palefrenier, et parfois une douairière importante du sud du comté apparaissait en litière.

— Quelle agitation ! Je n’avais jamais vu ça, s’exclama Mark épanoui.

— C’est ta première foire. L’an dernier le siège a duré tout juillet et août, et on ne se bousculait pas pour venir faire des affaires à Shrewsbury. J’avais des doutes pour cette année mais apparemment le commerce est reparti et nos concitoyens, sevrés l’an dernier, veulent se rattraper. Je gage que les affaires seront bonnes.

— Alors pourquoi avoir refusé la dîme pour les aider à réparer les dégâts ?

— Tu as le chic pour poser les questions qu’il faut, toi ! Je vois bien ce que voulait dire le prévôt, il a été clair. Mais je ne suis pas sûr d’avoir bien suivi l’abbé, ni qu’il ait dit le fond de sa pensée.

Mark n’écoutait plus. Il fixait un cavalier qui venait de franchir le portail et qui poussait délicatement son cheval dans la foule vers les écuries. Trois hommes le suivaient sur des chevaux moins élégants : l’un d’eux avait une arbalète accrochée à sa selle. En ces temps troublés, nul gentilhomme n’entreprendrait un voyage un peu long dans ces régions pacifiées sans prendre quelques précautions, et une arbalète porte plus loin qu’une épée. Le jeune homme qui en avait une semblait savoir s’en servir, mais il avait emmené un archer à tout hasard.

C’est lui que Mark regardait fixement. Vingt-sept, vingt-huit ans peut-être ; l’homme était sorti des incertitudes de la jeunesse, si tant est qu’il les ait jamais connues – et il avait grande allure. Élégamment vêtu et monté sur un bai brun à la robe brillante, il avait la négligence de ceux qui ont toujours vécu avec les chevaux. Par cette chaleur, il avait retiré sa courte tunique et sa chemise était ouverte sur son torse mince et musclé où une croix pendait à une chaîne d’or. Dans sa simple chemise de lin et ses chausses foncées, se distinguait un corps long et souple dont il était fier ; il avait la tête nue et dans son visage animé et souriant brillaient deux grands yeux noirs impérieux : ses cheveux faisaient comme un halo blond soutenu ; s’ils avaient été plus longs, ils auraient bouclé naturellement. Mark le suivit du regard, calme et désenchanté, mais sans une once de jalousie.

— Ce doit être agréable d’être ainsi fait qu’on donne du plaisir à ceux qui vous regardent, dit-il pensif. Pensez-vous qu’il soit conscient de son bonheur ?

Mal nourri depuis l’enfance, Mark était plutôt petit ; il avait un visage ordinaire, des cheveux blond pâle, ébouriffés autour de sa tonsure. Il se regardait rarement dans un miroir et ne savait pas qu’il avait un regard si clair et si pur qu’il faisait pâlir la beauté commune. Et Cadfael ne tenait pas à le lui dire.

— Du train où vont les choses, s’écria-t-il jovial, il ne voit probablement pas plus loin que le bout de son joli nez. Mais tu as raison, il fait plaisir à voir. Pourtant c’est l’esprit qui compte et il n’a rien à redire au tien. Allez ! Viens maintenant. Tout sera encore là après le souper.

Ce fut pour Mark une agréable diversion. Avant d’entrer au couvent, il avait eu faim toute sa vie et pour lui la nourriture pas moins que la beauté était un plaisir sans mélange. Il suivit volontiers Cadfael vers vêpres et le souper qui suivrait. Ce fut Cadfael qui s’arrêta soudain, s’entendant appeler d’une voix aiguë et ravie qui lui fit tourner la tête avec bonheur.

Il s’agissait d’une dame, mince, jeune, gracieuse avec des cheveux d’or chaud, un beau visage ovale et des yeux comme des iris au crépuscule, violets et clairs. Au premier coup d’oeil, surpris, Mark vit que son corps à peine épanoui était ceinturé haut, et s’arrondissait ; elle était enceinte. Sa vie en contenait une autre. Il aurait dû baisser les yeux, mais il en fut incapable malgré ses bonnes intentions ; elle resplendissait, semblable aux visions de la vierge de la Visitation qu’il avait vues. Et cette apparition tendit les deux mains à Cadfael, en l’appelant par son nom. A contrecoeur, Mark baissa la tête et continua seul son chemin.

— Mon petit, s’écria Cadfael, ravi, prenant les mains offertes, vous êtes resplendissante ! Il ne m’avait rien dit !

— Il ne vous a pas vu depuis cet hiver, objecta-t-elle, souriante, rougissante, et on ne savait pas alors. Ce n’était qu’un rêve et moi, je ne vous ai pas vu depuis notre mariage.

— Vous êtes heureuse ? Et lui ?

— Cadfael ! Quelle question !

Elle était radieuse. Cadfael s’en aperçut, tout comme Mark.

— Hugh est ici, mais il doit d’abord rendre visite au shérif. Il passera sûrement vous voir avant Complies. Je suis venue acheter un beau berceau sculpté pour notre fils et une couverture galloise, en bonne laine ou peut-être en peau de mouton et de la belle laine tissée pour lui faire des robes.

— Vous allez bien ? L’enfant ne vous donne pas de souci ?

— Oh ! Non, dit-elle, souriante. Je n’ai pas été malade une seule fois, seulement heureuse. Mais, Cadfael (elle éclata de rire), comment un moine peut-il poser des questions aussi pertinentes ? Je croirais volontiers que vous avez un fils caché. Vous en savez trop sur les femmes !

— Il me semble être né d’une femme, risqua-t-il prudemment. C’est même vrai des abbés et des archevêques.

— Mais je vous retarde, dit-elle, avec remords. C’est l’heure des vêpres et je viens aussi. J’ai tant reçu que je n’aurai jamais le temps de dire merci pour tout. Dites une prière pour notre enfant.

Elle lui pressa les mains, et’s’éloigna, légère, à travers la foule de l’hôtellerie. Aline Beringar, née Aline Sivard, était l’épouse de Hugh Beringar de Maesbury (près d’Oswestry), shérif-adjoint du Shropshire. Ils étaient mariés depuis un an ; Cadfael était l’ami intime du couple et leur bonheur faisait le sien. Il se dirigea vers l’église, content de sa soirée, de ce qu’il éprouvait et de ce que l’avenir allait apporter.

Quand il sortit du réfectoire après le souper, dans une lumière toute rose et d’ambre, la cour était aussi animée qu’à midi, et les nouveaux arrivants se pressaient au portail. Hugh Beringar l’attendait dans le cloître, confortablement assis ; il était léger, souple ; son visage était mince, mat, et son regard impossible à déchiffrer à moins de bien le connaître. Ce qui était heureusement le cas de Cadfael.

— Si vous êtes toujours rusé, commença le jeune homme, et si votre nouvel abbé n’est pas trop fort pour vous, vous n’aurez sûrement pas de mal à trouver une bonne excuse pour manquer les collations... et boire une coupe de bon vin avec un ami.

— Mieux que ça ! J’ai une excellente raison. Il y a des ennuis avec les veaux qu’il faut purger dans les étables, et on me réclame une potion tout de suite et j’ai mieux à vous proposer que de la petite bière. Il fait bon dehors, allons nous asseoir devant l’atelier. Mais quel mari négligent ! lui reprocha-t-il comme ils se dirigeaient tous deux vers les jardins. Abandonner votre épouse pour aller boire avec un vieux moine.

— Mon épouse, déclara Hugli morose, m’a déjà abandonné. Qu’une future accouchée montre le bout de son nez, et elle se fait mettre le grappin dessus par un essaim de vieilles bonnes femmes qui ronronnent comme des chattes et qui l’accablent de conseils sur tout, de la nourriture aux recettes de sages-femmes. Aline est en conférence avec elles, elle saura tout de leurs grossesses et prendra bonne note de leurs recommandations. Moi qui ne sais ni filer, ni tisser, ni coudre, on m’a exilé, dit-il si complaisamment qu’il rit en s’en rendant compte. Mais elle m’a dit vous avoir vu, ajouta-t-il. Je n’ai donc rien à vous apprendre. Comment la trouvez-vous ?

— Radieuse ! Éclatante et plus jolie que jamais.

Dans le jardin aux simples, protégé du soleil couchant sur un côté par une haie élevée, les parfums puissants de la journée étaient un enchantement. Ils s’assirent sur un banc sous l’auvent de l’atelier de Cadfael avec un pichet de vin.

— Ah ! il faut que je commence à préparer ma potion. Vous pouvez me parler, je vous entendrai de l’intérieur, et dès que j’aurai fini de la remuer je vous rejoindrai. Quelles nouvelles du vaste monde ? Le trône du roi Étienne tient-il ferme, à votre avis ?

Beringar réfléchit un instant, écoutant tout heureux Cadfael s’agiter.

— Alors que tout l’ouest a pris le parti de l’impératrice, même prudemment ? J’en doute. Rien ne bouge pour le moment, mais c’est le calme avant la tempête. Vous savez que le comte Robert de Gloucester est en Normandie avec l’impératrice ?

— J’ai entendu ça. Je n’y vois rien d’étonnant, c’est son demi-frère et il lui est très attaché, à ce qu’on dit. D’ailleurs, il n’est pas envieux, mais généreux.

— C’est un brave homme, approuva Beringar rendant justice à son adversaire, l’un des rares dans les deux camps à ne pas essayer de prendre par la force ce qu’il peut obtenir par lui-même. Mais aussi tranquille qu’il soit, l’ouest obéira à Robert. Je ne peux pas croire qu’il ne se décidera jamais. Et même ailleurs, il a des amis et de l’influence. On raconte que depuis la France, Mathilde et lui travaillent secrètement à enrôler des alliés puissants dès qu’ils en ont l’occasion. Si c’est vrai, la guerre civile est loin d’être terminée. Si elle reçoit assez d’appuis, ses actions remonteront tôt ou tard.

— Robert a marié ses filles dans le pays, fit Cadfael, et à des hommes qui comptent, dont le comte de Chester. Si des gens comme lui se déclaraient pour l’impératrice, les hostilités éclateraient.

Le nez de Beringar s’allongea, puis, haussant les épaules, il pensa à autre chose. Le comte Ranulf de Chester était l’un des plus puissants seigneurs du royaume, lui-même régnant pratiquement sur un domaine immense où seule sa parole avait force de loi. C’était d’ailleurs la raison qui l’empêchait de prendre parti pour un côté ou l’autre. Ce qui lui permettait de compter les coups et de surveiller ses frontières non pour préserver ses possessions, mais bien pour les agrandir. Une terre disputée présente des occasions... et aussi des menaces.

— Famille ou pas, il en faudra des arguments pour persuader Ranulf. Il est très bien comme ça, et s’il bouge, c’est qu’il aura de bonnes raisons, il ne se souciera guère de l’impératrice. Il n’est pas du genre à prendre des risques pour les autres.

Cadfael sortit de la cabane et s’assit près de lui, heureux de souffler dans la fraîcheur du soir, car à l’intérieur le feu brûlait sous le breuvage qui mijotait.

— Je me sens mieux ! Servez-moi donc une coupe, Hugh, j’en ai bien besoin. On craignait, ajouta-t-il méditatif, après avoir bu à longs traits, on craignait que cette situation troublée ne nuise à la foire cette année, mais apparemment si les barons boudent dans leurs châteaux, le commerce se porte bien. Les perspectives sont excellentes, après tout.

— Pour l’abbaye, peut-être, mais en ville on ne partage pas cet enthousiasme ; du moins, c’est ce que j’ai entendu en venant. Votre nouvel abbé a sérieusement semoncé les bourgeois.

— Tiens donc, vous savez cela ?

Et Cadfael raconta la scène à son ami, au cas où il n’aurait entendu qu’un son de cloche.

— Ils ont des arguments pour demander de l’aide, c’est sûr, poursuivit-il seulement, lui aussi pour refuser, et il ne plaisante pas sur ses droits. Il respecte la loi, il ne prend que ce qui est à lui. Mais il n’en cède pas un pouce ! soupira-t-il.

— On s’échauffe en ville, l’avertit sérieusement Beringar. Je ne parierais pas qu’on ne vous cherchera pas noise. Je doute que le prévôt ait exagéré. Les gens disent que c’est peut-être la loi, mais pas la justice. Et vous, qu’en pensez-vous ? Comment vous faites-vous à cette nouvelle direction ?

— Vous entendrez aussi des choses chez nous, reconnut Cadfael. Moi, je n’ai pas à me plaindre. Il est dur mais juste, au moins aussi dur pour lui que pour les autres. Héribert nous avait trop gâtés, et le virage a été difficile à prendre, mais c’est comme ça. J’ai confiance en cet homme. Il punira les coupables, mais soutiendra en personne ceux qu’on attaque à tort. Je serais heureux de l’avoir à mes côtés dans une bataille.

— Mais sa loyauté va aux siens, uniquement ? insista Beringar, malin, inclinant son visage mince.

— Ce n’est pas un monde de tout repos, admit Cadfael qui avait passé la moitié de sa vie à faire la guerre. Qui sait si la paix nous serait bénéfique ? Je ne le connais pas assez bien pour savoir ce qu’il a en tête. Il ne me paraît pas borné. Mais il a prononcé des voeux pour sa vocation et son ordre. Laissez-lui du temps et on verra. Naguère, j’hésitais à votre sujet (il s’en étonna et sourit) mais ça n’a pas duré. Je prendrai vite la mesure de l’abbé. Passez-moi le pichet, il faut que j’aille touiller ma potion. Combien de temps nous reste-t-il avant le prochain office ?

La foire de saint Pierre
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